BAPTÊMES, MARIAGES… : Quand les hommes remplacent les femmes aux fourneaux

Quand le bonheur des hommes est dans les marmites

«JE fais ce job depuis 1992, parce que j’avais du mal à sortir du chômage». Cet aveu de Ibrahima Diallo, qui prépare les repas à l’occasion des réceptions et fêtes familiales, montre clairement les raisons qui ont poussé les jeunes dakarois à investir le créneau. Pour eux, face à crise économique et à la nécessité de trouver un pis-aller en attendant mieux, il n’y a plus de sot métier... Signe des temps, être cuistot à l’occasion des cérémonies familiales n’est plus l’apanage des femmes.

Il n’est donc plus surprenant de voir de jeunes dakarois s’affairer autour des fourneaux, de piler les ingrédients destinés à l’assaisonnement, d’éplucher les légumes, de rincer les bols et de raviver le feu avec maestria. «Nous avons la main et l’avantage de faire le boulotvite et bien. Il est vrai que nous ne possédons pas cette grâce féminine, mais cela ne diminue en rien la saveur des mets que nous préparons », souligne l’un d’eux, qui souhaite garder son anonymat.

Ils assurent tout le travail et les femmes n’interviennent qu’en aval, pour le service. "Il est normal que les femmes ne veuillent point se salir ou traîner l’odeur des condiments nécessaires à la préparation, à l’occasion des jours de fête et je les comprends", souligne Ibrahima Diallo. Ces  "traiteurs" se déplacent souvent en groupe, sous la direction d’un "chef". C’est notamment le cas de Ibrahima Diallo, promu à la tête d’un groupe de six personnes, mis sur pied en 2002. Pour passer commande, il faut aller à des lieux bien précis comme "Parc Nadio" du marché Castors, le rond-point de Score Liberté, ou à la Médina, à quelques encablures de la mosquée de Ngaraf.

La rémunération se fait en fonction de l’importance de la fête, du nombre d’invités attendus et de la qualité des repas. Les prix oscillent souvent entre 50.000 et 100.000 francs Cfa. L’argent durement gagné est gardé dans une caisse pour faire face à des besoins immédiats et futurs. Pour le groupe de Ibrahima Diallo, la caisse sert à payer le loyer des différents membres, à faire face aux soins médicaux et à financer leurs propres cérémonies familiales.

Voir des hommes s’affairer autour de la cuisine est chose rare chez certaines ethnies sénégalaises. Pour celles-ci, cette activité incombe aux femmes. C’est pourquoi l’activité des jeunes cuistots n’est pas vue d’un bon oeil, en raison du poids de ces traditions. D’où les remarques désobligeantes que leur tiennent les enfants, sans compter les quolibets des griottes, jadis principales maîtresses d’oeuvre des cérémonies familiales, que ces jeunes ont fait tomber de leur piédestal. "Les griottes nous en veulent, mais nous ne répondons pas aux provocations", souligne un jeune. Les griottes ne sont pas seules à faire les frais de l’irruption de ces hommes. C’est ainsi que des femmes regroupées en Gie et spécialisées dans l’organisation de réceptions familiales souffrent de cette concurrence. " Il n’est pas possible que des hommes puissent préparer mieux que des femmes, d’autant qu’ils n’ont pas fait des études en gastronomie. Ce sont des amateurs. Toutefois, dans le cadre de repas de fête, ils peuvent nous aider à remuer les marmites, à laver les marmites et autres ustensiles", souligne un traiteur. " Il m’arrive même de faire appel à ces garçons, si j’ai de grosses commandes ", poursuit-il. Les jeunes cuistots sont loin de se faire démonter par de telles remarques. L’essentiel pour eux est d’assurer leur gagne-pain. Il n’y a pas de sot métier, mais il y a de sottes gens..

Loquace, l’homme ne l’est pas. Il s’emmure souvent dans le silence. Il faut lui tirer les vers du nez pour qu’il consente à se livrer. Timidité ou modestie due au dur apprentissage de la vie ? On penche volontiers pour la seconde hypothèse. Cet homme, de teint clair et porté par son mètre et demi, assure la préparation des repas au cours des cérémonies familiales depuis 1992. En quittant, au début des années 90, Sédhiou où il est né, il y a de cela « trente hivernages », Ibrahima Diallo nourrissait le secret espoir de faire fortune à Dakar. Mais, ce fut une grosse désillusion pour lui. « Avec la saturation du marché de l’emploi à Dakar, je suis resté six mois au chômage. Ce fut une période très éprouvante pour moi », avoue-t-il. C’est par nécessité qu’il est devenu cuistot, un métier difficile à assumer au départ.

Actuellement, Ibrahima Diallo dirige une équipe de six cuistots, qui a établi ses quartiers au « Parc Nadio », au marché Castors.

« La dureté du travail a mieux soudé le groupe. Nous sommes devenus de grands amis », souligne-t-il. Grâce à son sérieux et à son abnégation, le groupe d’Ibrahima Diallo a acquis une certaine notoriété. La mayonnaise ayant pris, celui-ci subvient maintenant aux besoins des parents, restés au village, et dont la charge lui incombe. « À chaque fin du mois, je leur envoie de l’argent et leur ravitaillement », se réjouit Ibrahima. Celui-ci assume son nouveau statut sans complexe.

Il reste indifférent au regard des autres et aux railleries. « Des hommes et des femmes se paient parfois notre tête en cherchant à nous faire comprendre que nous exerçons une activité de femme. Vous savez, cela ne nous dérange pas outre mesure, car nous la prenons comme n’importe quel boulot. L’essentiel pour nous, c’est de ni voler, ni agresser pour s’en sortir. Nous avons décidé de nous battre à la sueur de notre front. Il n’y a que cela qui nous intéresse », défend-il. Pour ce célibataire, un des pionniers dans cette activité, c’est par ce moyen qu’il a réussi à entrevoir le bout du tunnel.