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L’appel des Canaries :Les nouveaux boat people traversent l’Atlantique pour les îles espagnoles, porte de l’Europe. Et risquent la vie de milliers d’hommes. Récit

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L’appel des Canaries :Les nouveaux boat people traversent l’Atlantique pour les îles espagnoles, porte de l’Europe. Et risquent la vie de milliers d’hommes. Récit
Tous les jeunes gens qui tentent de quitter le Sénégal par la mer à la faveur de la nuit et avec l’hypothétique espoir de rejoindre les côtes européennes, répètent, fatalistes : « Barcelone ou barxax [l’au-delà, en wolof] ».

C’est le cas d’Ibrahima Seck, 29 ans. Au désespoir de trouver un travail à Dakar en dépit de son diplôme universitaire d’archiviste, il a fini par tenter sa chance après un an et demi de recherches infructueuses. Ibrahima a perdu ses parents il y a plusieurs années. Aîné de la fratrie, il a le devoir de prendre en charge toute la famille : son épouse et ses deux enfants, mais également ses quatre frères, ses quatre sœurs et plusieurs cousins. À sa sortie de l’université, il a trouvé du travail dans une société étrangère, puis à la Sonatel, entreprise privée de téléphonie mobile. Mais depuis décembre 2004, c’est le chômage. « J’ai entendu dire qu’il y avait des bateaux en partance pour l’Espagne. » Il se renseigne auprès de quelques amis dont les frères ont tenté l’expérience et décide de risquer sa vie dans une traversée vers les îles Canaries, où plus de sept mille immigrants clandestins ont posé le pied depuis le début de l’année.

Ces derniers, presque exclusivement de jeunes hommes, laissent leurs papiers d’identité derrière eux lorsqu’ils embarquent à bord de modestes barques de pêche. À l’arrivée, ils cherchent à obtenir le précieux document certifiant qu’ils sont réfugiés. « Attention : si vous dites que vous êtes de Côte d’Ivoire avec un accent sénégalais, ils vous mettent en prison pour cinq à dix jours. Mais si vous affirmez être de Casamance, il y a neuf chances sur dix que vous n’ayez aucun problème », préviennent les rumeurs.

Ce genre de ruse embarrasse les pouvoirs publics espagnols qui cherchent à endiguer le flot de clandestins qui déferle sur les Canaries. Selon la loi espagnole, un migrant qui n’est pas rapatrié au bout de quarante jours est autorisé à rester sur le territoire. Celui dont le pays d’origine ne peut être identifié ou qui prouve sa qualité de réfugié entre également dans cette catégorie. Submergée, l’Espagne les transfère désormais par avion vers le continent et les relâche dans les grandes villes. Ensuite, en vertu des accords de Schengen qui autorisent la liberté de mouvement dans les pays d’Europe signataires dudit accord, beaucoup se rendent en France, et même plus loin, en traversant simplement la frontière.

Une fois sa décision prise, Seck n’a mis qu’une semaine pour se préparer. Sa famille a rassemblé la somme demandée par le propriétaire du bateau, 500 000 F CFA (environ 760 euros). Puis il a fait sa « préparation spirituelle » en allant consulter le marabout. « Voyager par la mer n’est pas facile, raconte-t-il. La distance est énorme, environ 1 500 km depuis Dakar, soit un voyage de cinq à sept jours en plein océan Atlantique. Quand vous partez, le marabout reste derrière vous et prie. » Seck a accumulé les bains rituels pendant trois jours, puis fait un sacrifice propitiatoire en offrant son boubou à un handicapé. Enfin, il a remis l’argent et attendu l’appel convenu, qui devait fixer un lieu de rendez-vous secret.

Emmenés par bus à Joal, une petite ville du bord de mer à 110 km de Dakar, les candidats à l’émigration ont embarqué le 15 mai avant le lever du jour. Lorsque le soleil s’est levé, Seck raconte : « J’étais éberlué de voir le nombre de gens dans cette pirogue. J’ai compté, nous étions 102. »

Tous âgés entre 20 et 40 ans, ils sont assis coude à coude à l’avant du bateau, sous une tente. Au centre, il y a un espace pour faire la cuisine et écoper l’eau de mer. Les vivres sont stockés à l’arrière : du carburant, de l’eau, du riz, des oignons, des biscuits et du poisson dans une glacière. Le capitaine est un pêcheur, qui paie son voyage en conduisant le bateau, car le propriétaire est resté à terre. Il fait route vers le nord, croise l’île de Gorée et maintient son cap vers les Canaries grâce à son GPS (Global Positioning System).

Le périple commence bien, mais bientôt la mer devient mauvaise. Des vagues de plus de trois mètres fouettent la coque. Pendant deux jours et deux nuits, les passagers chantent et prient pour le salut de leur âme. Puis, au large de Nouadhibou (aux confins nord de la Mauritanie), le capitaine coupe le moteur. « Il nous a brutalement tirés du sommeil pour nous expliquer qu’il n’y avait plus assez d’essence pour atteindre les Canaries, raconte Seck. Certains ont commencé à crier. Comment était-il possible qu’avec tout l’argent que nous avions donné il n’y ait pas assez de carburant ? Le capitaine a fini par avouer qu’il ne voulait pas se risquer plus loin, expliquant que si l’on tombait en panne d’essence, le bateau se renverserait et tout le monde se noierait. »

Alors, l’embarcation a fait demi-tour. À l’arrivée à Dakar deux jours plus tard, le 19 mai, chacun s’est glissé à terre pour disparaître rapidement dans la foule bigarrée de la ville. « Je suis rentré chez moi, raconte Seck. La famille était terriblement déçue, mais nous nous sommes dit que telle était la volonté de Dieu. »

La maison de Seck se trouve dans une enfilade de baraques en bois au milieu desquelles serpente un chemin de sable qui conduit vers la mer. Il vit dans une chambre rudimentaire, meublée d’un simple lit. Le portrait d’un imam est accroché au mur. Sa femme travaille dans le nord du pays, et les enfants vivent avec elle.

« Le capitaine n’a pas voulu aller jusqu’au bout parce qu’il avait peur. Le propriétaire de la pirogue nous avait assuré qu’il y avait suffisamment de réserves pour aller jusqu’en France », explique Seck. Ce dernier a offert un autre passage à ceux qui voulaient tenter une seconde fois leur chance et affirme que les autres seront remboursés, mais personne n’a encore reçu d’argent. « J’avais vraiment envie d’essayer à nouveau, mais ma famille s’y est opposée, avoue le jeune homme. On dit que, maintenant, les gens qui se font prendre sont envoyés en prison à Dakar. Les miens préfèrent que je reste à la maison et que j’attende une possibilité de travailler. »



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