Dix ans après le début de la révolution ayant entraîné la chute du dictateur Mouammar Kadhafi, la Libye se débat toujours dans une crise politique et économique qui ne semble pas vouloir s’achever.
Les Libyens commémorent, mercredi 17 février, le dixième anniversaire du soulèvement populaire contre le régime de Mouammar Kadhafi, qui régnait d’une main de fer sur la Libye depuis plus de quatre décennies. Mais l’esprit n’est pas à la fête. Le pays est toujours plongé dans un chaos politique, économique et social sans précédent. Divisée d'est en ouest, la Libye possède deux parlements, deux armées et deux banques centrales rivales qui émettent chacune de la monnaie.
Quelque 3000 milices armées y font régner leur loi et se partagent les revenus de la rente pétrolière. Des divisions largement alimentées par les puissances régionales qui prennent fait et cause pour l’une ou l’autre des parties. Une "décennie noire" que Houda Ibrahim, journaliste de RFI et spécialiste de la Libye, et Jalel Harchaoui, chercheur à Initial Global, décryptent pour France 24.
France 24 : Quel bilan tirer de ces dix années post-révolution libyenne ?
Jalel Harchaoui : Après les guerres civiles en 2011 et 2014, puis la défaite de Khalifa Haftar en 2020 après 14 mois de combat, la Libye connaît aujourd’hui une "accalmie", si l’on ne tient compte que du nombre de morts. Mais le pays, plongé dans une crise politique et économique, est toujours divisé en deux, avec deux armées, à l’est et à l’ouest, qui ne parviennent pas à se réconcilier.
Au-delà des guerres, cette décennie a été marquée par des échecs diplomatiques successifs dus en très grande partie aux forces étrangères, qui portent une lourde responsabilité. On ne peut même pas parler de "communauté internationale" dans le dossier libyen mais d’États qui se sont chacun livrés à une participation meurtrière au conflit en livrant des armes et en envoyant des drones. Mais des États ont fait plus de mal encore sur le plan diplomatique.
Houda Ibrahim : Depuis le soulèvement, le pays n’a connu que des divisions et des échecs. La première erreur a été l’intervention de l’Otan, qui a autorisé les frappes sur la Libye sans assurer le suivi sur le plan politique. La communauté internationale et les Nations unies ont une large part de responsabilité dans les divisions qui minent le pays. Conséquence, la situation est bien pire qu’il y a dix ans.
Les Libyens, qui voient leur pays atomisé, n’ont plus d’espoir. Nombre d’entre eux sont même devenus nostalgiques du régime de Kadhafi. Le pays n’a fait que s’appauvrir, les revenus et la qualité de vie des classes moyennes ont considérablement baissé. La crise a fait émerger une nouvelle classe de nouveaux riches, plus ou moins liés aux milices. Ces dernières se sont largement développées ces dix dernières années. On en compte environ 3000, dont 40 sont très puissantes et reconnues. Ce sont elles qui dirigent le pays car elles possèdent les armes et l’argent. Et tous les accords qui ont été signés pour tenter de les dissoudre, comme l’accord de Skhirat, au Maroc, conclu le 17 décembre 2015, n’y ont jamais rien fait.
Dans ce contexte très sombre, peu de Libyens vont descendre dans la rue pour fêter l’anniversaire de la révolution. Ils ont la tête à autre chose, ils sont hantés par leur quotidien : comme avoir de l’électricité plusieurs heures par jour, accéder à l’eau ou mettre leurs enfants à l’école.
France 24 : Il y a quelques jours, un scrutin décisif, qui a eu lieu près de Genève, a désigné Abdel Hamid Dbeibah comme Premier ministre transitoire, aux côtés de trois membres formant un Conseil présidentiel chargé de reconstruire politiquement la Libye. Une réunification du pays est-elle désormais possible ?
Jalel Harchaoui : On peut tout imaginer. Des évolutions peuvent avoir lieu. On peut notamment penser que les deux armées finissent par cohabiter sans s’entretuer, comme c’est le cas au Somaliland. Au-delà de la division est-ouest, la Libye est encore plus divisée entre le peuple et ses élites. Il y a une vraie fracture et même une vraie blessure entre les dirigeants, qui ont le regard tourné vers les capitales étrangères, et le peuple, qui ne croit plus en ses chefs corrompus.
Il faut espérer que le nouveau Premier ministre transitoire choisisse une structure gouvernementale qui réponde aux attentes de la population et non à ses propres intérêts. Il faudrait pour cela qu’une organisation internationale comme l’ONU puisse intervenir dans ce processus pour s’en assurer. En attendant, la majorité des Libyens sont désabusés, exténués, blasés. Ils ne croient plus en la politique. Ils en retrouveront peut-être le goût dès lors qu’ils auront obtenu des améliorations concrètes de leur quotidien.
Houda Ibrahim : Une réunification du pays s’annonce aujourd’hui très compliquée. Mais elle peut être possible et envisagée si les États-Unis décident d’intervenir. Depuis dix ans, les divisions du pays sont nourries par les forces régionales qui prennent fait et cause pour un gouvernement en fonction de leurs intérêts. Rappelons que le pays, très riche sur le plan des matières premières, comme le pétrole ou les minerais comme l’or, suscite de nombreuses convoitises. Mais si une puissance comme les États-Unis s’implique, il y a une chance que la Libye en finisse avec ses divisions. Avec l'arrivée de Joe Biden au pouvoir, il n’est d’ailleurs pas exclu que la nouvelle administration américaine nomme un envoyé spécial en Libye, comme elle l’a fait en Iran ou au Yémen.
France 24 : L'ONU a fixé au 24 décembre 2021 la tenue d'élections présidentielle et législatives. Ce calendrier est-il réaliste ?
Jalel Harchaoui : Clairement, non. L’ONU est parfaitement consciente que ces délais ne sont pas tenables car il y a bien trop à faire en moins d’un an. Les Nations unies emploient la méthode Coué. C’est aussi une manière de maintenir la pression. Avant d’organiser des élections, il faut surtout que le pays se dote d’une nouvelle constitution. Il faut donc compter plusieurs mois pour se concerter puis la rédiger, avant de la soumettre à un référendum populaire. C’est avant tout sur ce référendum constitutionnel que les dirigeants doivent à présent se concentrer pour avancer.
Houda Ibrahim : Ces élections s’annoncent vraiment difficiles voire impossibles à organiser à la fin de l’année. Avant de mettre en place ce scrutin, il faut déjà commencer par former un gouvernement, dissoudre les milices, sceller la réconciliation nationale, réunifier les institutions (gouvernement et parlement), écarter les forces étrangères... La Libye doit aussi se doter d’une nouvelle constitution, avant les élections, qui doit être soumise à un référendum. Après tout cela, il sera enfin possible de se pencher sur des élections. On n’en est pas vraiment là ! De toute façon, organiser des élections avec la présence des milices ne sert à rien. Lorsque les islamistes ont perdu les législatives en 2012 et en 2014, leurs milices sont descendues dans la rue pour les contester. Mais sur le principe du moins, les Libyens attendent vraiment des élections.
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