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Vendredi 01 Juin, 2018 +33
Chronique

[ CHRONIQUE ] Le vieil homme et la ferraille

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[ CHRONIQUE ] Le vieil homme et la ferraille
«  Feindre d’ignorer ce qu’on sait, 
de savoir tout ce qu’on ignore, 
d’entendre ce qu’on ne comprend pas, 
de ne point ouïr ce qu’on entend ; 
jouer bien ou mal un personnage ; 
répandre des espions et pensionner des traîtres ; 
amollir des cachets ; intercepter des lettres ; 
et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance 
des objets : voilà toute la politique ou je meure ! »
BEAUMARCHAIS

Bonjour Monsieur, avec votre femme et votre enfant. Vous n’êtes capable d’aucun geste. Il ne se trouve dans votre intérieur qu’un boyau de ferrailles, un mélange d’acier et de bronze, posé sur une énorme roche directement sortie du précambrien. Mais vous êtes à l’honneur, nous sommes venus vous adorer. Nous aurions pu faire des hôpitaux, nous ne l’avons pas fait. Les deux seuls que nous avons ont été abandonnés par nos envahisseurs blancs, quand les maladies qui nous ravageaient menaçaient leurs vies propres. Nous aurions pu construire nos propres maisons ou les rénover. S’enchevêtrent encore, à perte de vue, nos cases en banco couvertes de raphia dans lesquelles dorment nos enfants. Nous ne l’avons pas fait. Nous aurions pu venir au secours des populations inondées de la banlieue. Si vous tourniez la tête, sur le versant opposé à ce grand océan bleu, vous verriez les populations désemparées, plongées dans le noir, appelant au secours, pataugeant dans des eaux verdâtres, colmatant leurs digues de fortune avec des tas d’immondices. Nous les appelons « les populations inondées ». Nous aurions pu leur construire des cités entières. Nous ne l’avons pas fait.  
Si vous regardiez à votre droite, vous verriez des milliers de jeunes, l’équivalent d’une ville entière, à l’assaut des maisons, pour quémander leur pitance. Nous les appelons les « talibés ». Aux portes de mon Palais colonial, dorment à la belle étoile, des populations des campagnes chassées par la misère, la pauvreté. Nous appelons ce phénomène l’exode rural. Nous aurions pu leur construire des forages, leur aménager des espaces cultivables, leur ouvrir des débouchés pour les retenir chez eux et les arracher de la pauvreté. Nous ne l’avons pas fait. Nous aurions pu nous ravitailler en céréales, remplir nos greniers, nourrir nos pauvres.  
Mais qu’eurent valu pour nous tous ces efforts, si nous n’avions pas celui qui nous commande ! Nous aurions pu construire des universités, accorder des bourses à nos étudiants, soigner nos malades. Nous ne l’avons pas fait.
Sachez que nous avons fait venir de Corée les plus grands spécialistes, pour dresser vos jambes d’athlète et votre poitrine de gladiateur. Chaque plaquette de votre puissant abdomen, ils l’ont fait de ce bronze massif.  
Nous nous sommes dit qu’ils savent ce qu’est un Dieu, puisqu’ils en adorent un, vivant. Votre tête est entourée de grands yeux de verre, pour que les turpitudes de ce monde n’échappent pas à votre regard. Avec une fine couche de bronze, ils ont drapé votre femme de cette étoffe légère, qui laisse suggérer ce que sera votre repos. Nous nous serions trompés si, en hommage à votre virilité et la fertilité de votre compagne, nous ne vous avions pas donné cet enfant.  
Sous vos jambes se tient une grosse Mamelle. Nous avons creusé sous sa pente un grand abri pour nous recueillir loin des regards, car notre recueillement ne saurait souffrir la curiosité des malveillants.  
Si tout ce sacrifice ne représente pas grand-chose à vos yeux, pardonnez notre insignifiance. Sachez que nous avons, tout le temps que nous nous sommes attelés à la tâche, supporté toutes sortes d’injures, d’infamies, de moqueries  et de brimades. Sur tous les plateaux de télévision, dans tous les journaux, nous avons été l’objet de tous les commentaires méchants. On nous accuse d’avoir plongé des populations entières dans la misère, pour ériger votre statue. Comme si cela ne suffisait pas, dans notre propre pays se sont dressées les populations qui pensent que votre rayonnement s’est fait au prix de leur misère. Elles nous accusent d’avoir aliéné leur terres, volé leurs retraites pour vous faire honneur. Mais notre petitesse, soit-elle vraie, ne fait que révéler votre grandeur. Nous vous avons posé sur cette haute montagne pour que rien ni personne ne soit à votre hauteur. Du ciel, vous dominez le monde entier. La statue de la liberté et l’Amérique arrogante, de l’autre côté de l’Atlantique, se prosternent devant vous. La Tour Eiffel et la France qui la porte sont couvertes de ridicule. Il ne se trouve, face à vous, aucun édifice de votre grandeur. Devant vous se trouvent les dirigeants de grandes Nations du monde. Ils sont venus des contrées lointaines, bravant les vents hostiles, défiant les regards mécréants, les critiques acerbes. Cette assemblée ici réunie est venue se prosterner devant vous. Nous sommes votre inventeur et pourtant, vous êtes notre Dieu.
Mais notre père, maintenant que vous êtes aux cieux, ne descendez jamais sur terre. Ne soyez jamais tenté de dévaler cette haute montagne pour commercer avec ces populations indigènes. N’eut été ma vigilance, elles vous auraient transformé en pièces détachées et jeté dans leurs fontes incandescentes. Pour moins que du bronze, je vous le dis, ces gens passent des journées entières à chercher dans les fouilles de Mbebeuss. Le plomb qu’ils s’arrachent pour le vendre tue leurs enfants par dizaines, et ça n’a pas l’air de les décourager.  
Pour les conduire jusqu’à vos pieds, quels sacrifices il m’a fallu faire ! J’ai dégagé d’énormes sommes d’argent pour intéresser les uns, transporter les autres, acheter du pain pour les nourrir. Leur complexion est à ce point bizarre qu’ils ne réfléchissent qu’une fois leur ventre plein. Quand ils sont affamés, ils deviennent de vrais sauvages. Puisqu’ils ont le ventre souvent vide, je vous le dis, ne vous aventurez jamais chez eux. S’ils ne s’emparent pas de vous, une de leurs maladies vous emportera. Selon la période pendant laquelle vous visiterez leurs sordides demeures, vous risquerez d’attraper la tuberculose, le choléra ou le paludisme. Je passe moi-même le plus clair de mon temps à l’étranger, pour ne pas avoir trop de commerce avec ces gougnafiers. Que votre volonté soit faite sur la terre, mais restez au ciel. Je vous le conseille.  
Il y a un dernier aspect que je voudrais aborder avec vous. Je sais que nous avons déjà discuté du pourcentage que je vais prendre. Mais, sérieusement, pour m’assurer que votre mémoire ne sera pas salie, que votre règne sera éternel, il va falloir que je laisse à ma place un homme de confiance. J’ai pensé à mon fils. Oui, Karim. Très franchement. Je vous le dis à l’abri des oreilles indiscrètes. Tous les autres ne pensent qu’à m’a mort. Alors, imaginez ce qu’ils doivent penser de vous !

SJD


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