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[ CONTRIBUTION ] Carnet de voyages. Wade à Abidjan : Et si la Côte d’Ivoire était notre avenir?

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[ CONTRIBUTION ] Carnet de voyages. Wade à Abidjan : Et si la Côte d’Ivoire était notre avenir?

‘Au temps du Vieux, le pays était doux,
maintenant c’est dur dé’

 

 Dans le cadre de mes responsabilités professionnelles, j’ai eu le privilège de séjourner dans une vingtaine de pays africains dont la Côte d’Ivoire. J’y ai travaillé sur les questions de gouvernance des industries extractives plus particulièrement. En Côte d’Ivoire mon travail sur l’initiative de la transparence dans les industries extractives (ITIE) m’a amené à collaborer avec les acteurs gouvernementaux et ceux de la société civile, ayant ainsi la possibilité d’y mesurer le fonctionnement des institutions. Mes différents séjours à Abidjan m’ont vivement interpellé car comme tout Sénégalais de la Diaspora, mon pays me suit, m’habite et me hante par moment. Il est constamment présent. Douze longues années de séjours en Europe et en Amérique du Nord n’ont pas réussi à couper le cordon ombilical qui me lie à ma patrie. Son sort m’interpelle malgré les fausses attitudes de détachement que nous empruntons par moment.

     Si Platon disait que voyager c’est apprendre, mon séjour ivoirien a certainement été de ce point de vue là le plus instructif. Car, aucun autre pays du continent ne m’a aussi fortement renvoyé l’image de mon pays : le Sénégal. Le pays du Cacao et du Zouglou n’a cessé de me rappeler les oppositions politiques entre le Lion (Léopold S. Senghor) et l’Éléphant (Félix H. Boigny). Qui avait raison ou tort, entre les deux barons de la politique en Afrique francophone?

     Lorsque l’on séjourne à Abidjan, l’on est frappé par le très haut niveau de développement des infrastructures. Les ponts, les autoroutes, les grands édifices du Plateau et les échangeurs dont nos politiques s’enorgueillissent y sont  des éléments constitutifs de l’urbanité abidjanaise; et ce depuis belle lurette. Il faut rappeler que le dessein politique de Houphouët Boigny était de faire en sorte qu’Abidjan soit à l’image de Paris. Aidé par une proximité avec les autorités politiques françaises, une excellente production agricole, la disponibilité d’une main d’œuvre abondante et à bon marché, une bonne exportation des matières premières, il a pu bâtir son pays. La réalisation de la Basilique de  Yamoussoukro est le symbole ultime qui illustre à merveille le rêve de grandeur de Boigny, pour ne pas dire son ego démesurer et son désir d’entrer dans l’histoire. En Afrique subsaharienne, exception faite de l’Afrique du Sud, du Zimbabwe, de la Namibie entre autres, la Côte d’Ivoire est le pays le mieux doté en matière d’infrastructures. En Afrique francophone, elle occupe encore la première place dans ce domaine malgré le conflit qui la secoue ces dernières années.

     Contrairement à Senghor qui donna la priorité à la construction d’un État doté d’institutions solides, Houphouët demeura convaincu que la priorité est au développement économique. Ce faisant, il exerça le pouvoir absolu. Les instituions ivoiriennes, piètres copies de celles de la France, n’en gardaient que la forme. Les pouvoirs législatifs et judiciaires sont subordonnés à l’exécutif. Le système politique y est hyper centralisé, Houphouët étant le seul monarque. Il entreprend ses grands travaux dans un système politique où la corruption est systémique. On est en pleine politique du ventre sous le régime de Houphouët avec cette fois-ci des dons et contre-dons qui impliquent largement les réseaux affairistes de la Françafrique.

     Le bilan politique de Houphouët constitue un échec évident même si les Ivoiriens continuent à pleurer sa mort. Il gouverna sans partage et laissa derrière lui des institutions obsolètes. La crise ivoirienne actuelle n’est rien d’autre que la résultante d’une longue absence totale de bonne gouvernance politique et démocratique. Il s’agit tout de même de reconnaître à Houphouët le mérite d’avoir eu une claire vision de ce qu’il voulait bâtir et d’avoir très tôt pris conscience de l’importance des infrastructures dans le développement national. Son péché majeur fut de ne pas avoir accompagné sa politique économique par une bonne gouvernance économique. Aujourd’hui, au moment où les institutions ivoiriennes montrent toutes leurs limites, les infrastructures se désagrègent. Le constant est renversant : le mal ivoirien est réel.

     Il n’est point difficile de faire alors la comparaison avec le Sénégal. Senghor ne disposait pas des mêmes ressources que Houphouët. Par contrainte ou par choix, il affirmait que la construction de l’État-nation avec des institutions fonctionnelles était la condition sine qua non du développement national. Il réussit à maintenir et à légèrement tropicaliser l’administration sénégalaise. Il est évident que la démocratie sénégalaise est loin d’être effective. Pour reprendre la terminologie des sciences politiques, Senghor puis Diouf ont fait du Sénégal une démocratie procédurale par opposition à une démocratie substantive. Mais notre démocratie procédurale a, en dépit de ses insuffisances, sauvegardé le bon fonctionnement de l’administration garanti par des institutions remplissant correctement leurs fonctions politiques primaires. En vérité, le seul mérite de Senghor aura été d’entretenir des institutions héritées de la colonie. Diouf à défaut de les démolir les a fait survivre. Si sur le plan économique, Senghor et Diouf laissent un bilan très négatif, il est aussi regrettable qu’ils n’aient pas su renforcer nos institutions politiques ou mieux, en développer de meilleures qui soient plus en adéquation avec notre histoire, notre culture et nos aspirations de renaissance africaine. En cela, les projets politiques de Mamadou Dia et de Cheikh Anta Diop demeurent les plus pertinents.

     Wade, à l’instar de Houphouët, a vite mis l’accent sur l’importance des infrastructures. Il ne s’agit point ici de nier le rôle catalyseur de celles-ci dans tout développement économique. Les discussions menées au début de ce millénaire pour donner naissance au NEPAD rappellent bien l’opposition dans le débat entreGouvernance politique et démocratique versus Gouvernance économique. Faut-il le rappeler, Wade, à travers son plan OMEGA, mena le combat pour que le NEPAD soit essentiellement un plan économique visant à doter le continent d’infrastructures et de politiques économiques pouvant assurer sa meilleure insertion dans la mondialisation. Mbeki, à travers son plan Renaissance africaine, mettra l’accent sur la gouvernance politique et démocratique avec comme objectif premier de résoudre les conflits et les problèmes de sécurité sur le continent. Le NEPAD sera la synthèse des plans de Wade et de Mbeki. Le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (MAEP) en sera le pilier le plus novateur. Aujourd’hui 30 pays y ont adhéré et soumettent leurs gouvernances à l’examen des pairs. Il est frappant de voir que le Sénégal, qui figure parmi les premiers pays ayant adhéré à ce mécanisme, n’a rien entrepris dans ce sens. Des pays comme le Ghana, le Mali, le Bénin, le Rwanda, l’Afrique du Sud, pour ne citer que ceux-là, ont mené leurs évaluations complètes dans les domaines de la gouvernance politique et démocratique, de la gouvernance économique, de la gouvernance des entreprises et du développement socioéconomique. Le Sénégal n’a manifesté aucun intérêt auprès du Secrétariat continental du MAEP, sis à Midrand (Afrique du Sud) pour que le processus du MAEP soit déclenché au niveau national. A l’évidence, Wade ne veut pas que sa gouvernance soit mise à jour dans des cadres impliquant des acteurs multipartites (multistakeholder dialogue) comme l’exigent les documents de base du MAEP. Ce que le MAEP requiert c’est la création d’un forum national impliquant la société civile, le secteur privé et l’État pour discuter des problèmes de gouvernance et aussi identifier des bonnes pratiques en la matière. En l’occurrence les assises nationales constituent un MAEP amputé de la partie gouvernementale, car l’État a décidé de les boycotter. 

     Aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, même si l’on peut encore apprécier la grandeur des réalisations de Houphouët, la dégradation et l’insalubrité frappent le visiteur. Toutes ces réalisations perdent leur splendeur dans les moments de crise. Dès lors, le débat est à poser autrement car à l’évidence il ne s’agit plus d’accorder une primauté à la gouvernance économique sur la gouvernance politique et démocratique et vice versa. Ces deux piliers ne sont pas mutuellement exclusifs. Il s’agit d’affirmer simplement que la bonne gouvernance est essentielle à tous les niveaux étatiques et qu’elle doit se situer au cœur de toutes les politiques menées par nos États. De notre point de vue, la construction de véritables États demeure encore le défi majeur des sociétés africaines. Ces États doivent avoir des institutions solides et fonctionnelles. Ils doivent transcender les individus et tous les particularismes pour exprimer l’intérêt général et garantir la justice sociale. Ils doivent faire de la transparence, la responsabilité, l’éthique et la redevabilité des pratiques normales admises et pratiquées par tous.  In fine, ils doivent se doter de véritables politiques éducatives pour former les citoyens. Une véritable formation qui permette au citoyen de mieux disposer de son esprit, de son corps et son cœur.

     Wade a démontré à suffisance l’extrême fragilité de l’héritage de Senghor-Diouf. En une décennie, il a fait des dérives politiques et économiques majeures sans que nos institutions puissent l’en empêcher. Au contraire, il les a davantage fragilisées. Au même moment, il vante ses réalisations : routes et monuments en attendant la grande messe pour célébrer l’autoroute, l’aéroport et certainement les centrales nucléaires et les trains à grands écartements. Entre temps, il affirme que le Sénégal n’a de leçon de démocratie à recevoir de personne dans un contexte marqué par une absence totale de dialogue politique, une assemblée nationale non représentative, un pouvoir judiciaire muselé, une société civile intimidée, une partie de la presse instrumentalisée, pour ne relever que ces dérives. L’inauguration de son monument dit de la Renaissance Africaine rappelle celle de la Basilique de Yamoussoukro dont Houphouët était si fier.

     J’ose espérer que l’après Wade ne sera pas similaire à l’après Houphouët. En éternel optimiste, je me dis que le Sénégal a encore quelques ressorts qui lui permettront de conquérir sa véritable indépendance et participer ainsi à la Renaissance africaine. Plus que 1960, l’avènement de l’alternance fut le premier acte de notre souveraineté car ayant été la conquête du peuple sénégalais. En une décennie, Wade n’a pas su briser toutes les forces progressistes en dépit de son projet de démoralisation et de déshumanisation de notre société. Il ne parviendra pas à nous laisser des infrastructures exclusivement; alors qu’il aura fini de démolir nos institutions, de corrompre nos marabouts, de narguer les opposants et la société civile, d’instrumentaliser la jeunesse et de mettre la morale politique à genou. S’il va au bout de son projet, notre avenir sera la Côte d’Ivoire.

     Au  moment où il séjourne à Abidjan en prétendant apporter une solution à la crise ivoirienne, qu’il médite le moment colonial, l’ère de Boigny et de la période post 1994 car il a le privilège d’avoir traversé le temps. Sans conteste, il comprendra que la Côte d’Ivoire a des ressources naturelles immenses et des réalisations économiques qui n’ont pas suffit à assurer sa stabilité politique et économique. Les seules ressources du Sénégal sont nos institutions amorphes et la qualité acceptable de nos ressources humaines. Prenons-en soin car autrement les tempêtes à venir seront dévastatrices.          

Ousmane Bachir Dème
Expert en gouvernance des industries extractives
Ottawa, Canada.
[email protected]



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