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[ Contribution ] L’école et les Libéraux : le fétichisme des chiffres

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[ Contribution ] L’école et les Libéraux : le fétichisme des chiffres

Nous avons consacré le chapitre VI de notre livre banni des frontières nationales[1] aux réalisations de l’alternance. Nous l’avons intitulé « Un catalogue de réalisations en bandoulières » (pp. 219-276). Dans le second point du chapitre, nous avons passé en revue « Les taux dont se gargarisent les Libéraux ». Si nous avons, chemin faisant, reconnu et même encouragé les efforts qu’ils ont accomplis, nous avons aussi émis de sérieuses réserves face à leur autosatisfaction outrancière. Nous avons en particulier mis en doute les 10 et 40 % du budget national qu’ils déclarent consacrer respectivement à la Santé et à l’Éducation, et relativisé notablement leur efficacité. Avec ces pourcentages du budget national qu’ils prétendent investir dans le capital humain, les Libéraux croient avoir fait l’essentiel, bombent facilement le torse et se frottent les mains comme ils en ont malheureusement l’habitude. Or, le pourcentage du budget national que l’on consacre à un secteur de la vie n’est pas une fin en soi.

Pour ne prendre que l’exemple de l’Éducation que nous connaissons un peu mieux, il convient d’abord de signaler que, contrairement à ce qu’ils veulent nous faire croire, les Libéraux n’ont pas trouvé le pourcentage consacré à l’Éducation nationale à zéro. Déjà, vers la fin des années 70, le président Senghor profitait de toutes les opportunités pour rappeler avec une pointe de fierté à peine dissimulée, que son gouvernement consacrait le 1/3 du budget national à l’Éducation et à la Formation. Les acquis enregistrés par le système éducatif sénégalais ne datent pas du 19 mars 2000, même si les Socialistes auraient dû encore faire mieux. Ils ont certainement mis beaucoup de temps à prendre la Loi d’orientation de l’Éducation nationale (Loi n° 91-22 du 16 février 1991)[2]. Sa mise en œuvre a donné lieu à un projet et à un programme importants : d’abord le Projet de Développement des Ressources humaines 2 (PDRH 2) puis, depuis 2000, le Programme décennal de l’Éducation et de la Formation (PDEF). Grâce à ces deux cadres de mise en œuvre, le système éducatif sénégalais a fait des progrès notables sur plusieurs plans : infrastructures (construction de salles de classes pour l’école élémentaire, de collèges, de lycées), recrutement et formation d’enseignants, achat de matériels pédagogiques, etc. Au point que, déjà, la période difficile 1994-1997 (immédiat après dévaluation) mise à part, on notait une certaine évolution positive des indicateurs du système éducatif sénégalais, notamment des taux bruts de scolarisation qui étaient constamment en hausse et qui devaient atteindre, selon les prévisions du PDEF, le cap des 80 % vers les horizons 2003-2004.

Le PDEF qui couvrait la période 2000-2010, disposait d’un financement important : 400 à 430 milliards de francs Cfa. Le Gouvernement de l’alternance éprouvait même des difficultés pour dépenser tout cet argent dans les délais (il a d’ailleurs eu les mêmes difficultés avec l’argent du PDIS). De sorte que les autorités du Ministère de l’Éducation nationale en arrivaient à inciter, lors des séminaires, les proviseurs, les inspecteurs d’académie et les inspecteurs départementaux de l’Éducation nationale à dépenser l’argent qui était mis à leur disposition et à justifier. Nous étions encore en activité et suivions de très près ces questions-là. D’ailleurs, à plusieurs reprises, dans des contributions, nous avons attiré l’attention du Ministre de l’Éducation nationale sur les risques qu’il y avait à inciter les partenaires à dépenser coûte que coûte et à justifier. Les Sénégalais sont passés maîtres dans l’art de justifier. Et il y a eu, il y a encore de nombreuses dérives du fait surtout de l’absence de contrôle, qui est un trait caractéristique de l’utilisation des fonds mis à la disposition de l’Éducation nationale. Ce n’est certainement pas le Ministère Kalidou Diallo qui me démentira, lui qui a commencé à contrôler et à sanctionner des enseignants pour fautes lourdes de gestion.

Donc, les 40 % du budget national alloués à l’Éducation, ne sont que le prolongement d’une hausse qui avait commencé à se dessiner depuis 1993. Cette année-là, 27 % du budget national était consacré à l’Éducation nationale. Ce budget passera à un peu plus de 34 %  en 1999. La même année, le taux brut de scolarisation (Tbs) était d’au moins 66 %. Quoi de plus normal donc que les Libéraux, qui arrivent aux affaires à une période particulièrement favorable, portent le budget  de l’Éducation nationale à 40 %  du budget national et le Tbs à 92,5 % dix ans après?  Il faut être aussi immergé dans les délices du pouvoir que l’est Mamadou Diop Decroix pour s’en étonner et faire surtout des déclarations du genre « en quatre ans, nous avons fait mieux que les Socialistes en quarante ans » et, pour illustrer ce curieux propos, prendre l’exemple de la Santé et de l’Éducation nationale[3].

En tout cas, mettre plus d’argent à la disposition de l’Éducation, de la Santé ou d’un autre secteur ne signifie pas forcément « faire mieux ». Nous l’avons déjà indiqué et nous le rappelons : les 40 % alloués à l’Éducation nationale ne sont pas une fin en soi mais bien un certain nombre de moyens, des moyens mis en œuvre pour résoudre des problèmes, pour faire progresser le système. D’abord que représentent ces 40 % si on y retranche le salaire des enseignants et la part du fonctionnement ? Certainement pas grand-chose pour investir dans le système. Ensuite, comment sont gérés ces 40 % ? La question mérite bien d’être posée si on considère les scandales qui sont de plus en plus révélés dans le système. Chaque année, le Ministère de l’Éducation  annonce des quantités importantes de manuels et d’autres matériels pédagogiques à distribuer aux différents établissements scolaires. Tous ces manuels et matériels arrivent-ils à destination ? 

Avec les fameux 40 %, nos élèves sont-ils mieux formés, mieux encadrés et mieux outillés ? Travaillent-ils dans de meilleures conditions ? Quel pourcentage des classes occupent encore les abris provisoires ? Nos inspecteurs, proviseurs, censeurs et directeurs d’écoles et principaux de collèges sont-ils mieux formés eux aussi pour leurs importantes tâches d’encadrement ? S’en acquittent-ils honorablement ? Les enseignants bénéficient-ils d’une meilleure formation, qu’elle soit initiale ou continuée ? Reçoivent-ils plus fréquemment la visite du directeur d’école ou des inspecteurs ? On sait que, avec les compétences transférées, les conseils régionaux reçoivent des fonds de dotation destinés aux écoles et qu’ils achètent eux-mêmes des fournitures scolaires avec lesdites dotations. Dans quelles conditions ces achats se font-ils ? Les autorités locales de l’Éducation y sont-elles associées ? Quelle est la part des surfacturations dans ces achats ?

Toute une série de questions, loin d’être exhaustives d’ailleurs, qu’il convient de se poser à propos de l’utilisation des fameux 40 % alloués à l’Éducation. Et une dernière question, celle-là encore plus importante : ce budget de 40 % a-t-il, en fin de compte, contribué à l’amélioration de la qualité de l’Éducation, l’un de ses objectifs fondamentaux ?

La grande difficulté du système éducatif sénégalais, le grand défi qu’il devait relever avant et après le 19 mars 2000, c’est le déficit de la qualité. Cela, tous les acteurs de l’Éducation le reconnaissent, à commencer par le Ministre de l’Éducation nationale d’alors, le Pr Sourang. Clôturant la quatrième Revue annuelle du PDEF tenue les 19 et 20 février 2004 au Novotel, le Ministre faisait état des insuffisances notées dans le domaine de la qualité. Il déclarait notamment ceci : « Si on peut se féliciter des progrès enregistrés au regard des indicateurs d’accès, il faut reconnaître que la difficulté réside désormais sur les enjeux qualitatifs plutôt que dans un pur problème d’accès. » La qualité, poursuivait-il, est l’équation que le PDEF donne l’impression de ne pas être en mesure de résoudre. Les « taux de survie » surtout posent problème. Le Ministre reconnaissait ensuite que « la délicate question des redoublements et des abandons, particulièrement élevés (réside) au centre de (leurs) préoccupations.» C’est compte tenu d’ailleurs de ce constat que la phase 2004-2010 du PDEF met l’accent sur l’amélioration de la qualité de l’enseignement. Dans une contribution, je faisais remarquer à l’époque au Ministre que « l’éducation est un système, un ensemble cohérent, dont tous les éléments se tiennent, se renforcent, se complètent et marchent ensemble vers la même direction ». On n’y réussit pas la quantité, puis la qualité : les deux vont ensemble, côte à côte.

L’essentiel, il faut le rappeler avec force, ne réside donc pas seulement dans le montant du budget alloué à l’Éducation ou à un autre secteur, mais aussi et surtout dans la manière dont ce budget est géré et dans les résultats qu’il permet d’atteindre. Un document du Bureau régional de l’Éducation en Afrique à Dakar (UNESCO / BREDA) intitulé « Éducation et approches sous-régionales en Afrique : état des lieux des systèmes et politiques d’éducation de base » et publié en juillet 2004, fait les mêmes constats que le Ministre Sourang. Il relève notamment que « le taux d’accès en 6e, qui mesure l’avancée vers la scolarisation primaire universelle, est très faible dans la zone CEDEAO ». Le document poursuit : « En dehors du Cap-Vert qui est en passe de réaliser l’objectif Éducation pour tous (EPT), le défi à relever est encore énorme pour la plupart des pays de la sous-région. » Dans cette sous-région, « seuls 49 % des enfants accèdent à la dernière année du primaire ». Le taux de survie y est de 68 %, contre 65 % pour l’ensemble du continent.

Le document s’appesantit sur les disparités entre pays qui peuvent être très importantes. Le taux de survie varie de 47 % en Guinée-Bissau à 84 % au Cap-Vert. Au Sénégal, il tournait autour de 45 %. Si on considère que le taux de survie est un important indicateur de qualité, on imagine les efforts que notre pays doit encore faire, malgré les 40 % du budget alloués à l’Éducation nationale. C’est peut-être ici le lieu de rappeler qu’un pays peut dépenser moins d’argent (en termes de pourcentage du budget national) pour son système éducatif et obtenir de meilleurs résultats qualitatifs qu’un autre qui dépense infiniment plus dans le même secteur. C’est exactement le cas du Sénégal comparé à beaucoup de pays de la sous-région qui font bien mieux que nous, malgré nos fameux 40 %. Rien d’étonnant pour celui qui connaît le système éducatif sénégalais et en suit de près l’évolution. Pour se convaincre de ses limites objectives, il suffit de se donner la peine de visiter seulement quelques écoles de la banlieue de Dakar, qui manquent presque de tout et où de pauvres enfants étouffent à 80, parfois plus par classe. Les fanfarons de l’alternance ne savent pas que, dans de nombreuses localités du pays, plusieurs centaines d’écoles élémentaires, de collèges et de lycées fonctionnent encore dans des abris provisoires depuis de longues années.

Nous n’avons d’ailleurs donné ici que quelques rares exemples parmi de très nombreux autres, pour illustrer les gros problèmes avec lesquels l’École sénégalaise est confrontée, malgré les 40 % du budget national qu’on prétend lui consacrer. Le Gouvernement de l’alternance a certes fait des progrès, en portant le budget de l’Éducation nationale à ce niveau-là. Mais il lui reste encore de nombreux efforts à faire, surtout sur le plan de la gestion. De la gestion rationnelle des ressources humaines, mais aussi des finances et différents matériels pédagogiques mis chaque année à la disposition du système.

Les Libéraux doivent donc cesser de nous tromper en nous présentant l’École sénégalaise comme une réussite parfaite. Il est surtout ridicule de prétendre que nous faisons mieux que le Japon en matière d’éducation. Le système éducatif sénégalais fait face à de sérieux problèmes, à de nombreux défis à relever, celui de la qualité en particulier. Un simple pourcentage du budget national, même substantiel, n’y suffit point. Les autorités académiques de Thiès et les autres partenaires de l’École ont eu le courage et le mérite de reconnaître les faiblesses du système, en organisant pendant les vacances de 2006 d’importantes rencontres sur les résultats scolaires qui n’ont pas été particulièrement bons pour l’année scolaire 2004-2005. Ils ont identifié des faiblesses notoires et fait des recommandations courageuses et pertinentes. L’Inspecteur d’Académie de Diourbel expérimentait, quant à lui, des listes d’émargement dans les écoles de la ville. Il était conscient d’un mal profond, d’une plaie qui rongeait et ronge encore l’École sénégalaise : l’absentéisme qui explique, avec les très nombreuses fêtes, la réduction progressive du temps de travail. Ses collègues de Thiès ont identifié le même mal.

L’Ecole sénégalaise est donc loin, très loin d’aller comme dans le meilleur des mondes possibles. Nous n’avons d’ailleurs survolé ici que quelques rares exemples, pour illustrer les gros problèmes qui plombent le système éducatif sénégalais. Nous en avons développé de nombreux autres dans notre livre cité en référence au début de ce texte qui est déjà long. Dans une toute prochaine contribution, nous reviendrons largement sur les autres maux qui gangrènent le système éducatif sénégalais. Nous montrerons surtout, en nous appuyant sur des exemples précis et des constats faits par des voix autorisées qui nous confortent notablement, que les taux et les chiffres dont se gargarisent les Libéraux sont une vaste escroquerie qui cache mal une triste réalité : malgré des apparences bavardes et trompeuses, l’école sénégalaise n’a jamais été aussi mal en point qu’après dix ans d’alternance.

 

MODY NIANG, inspecteur de l’Enseignement élémentaire à la retraite, e-mail : <134>[email protected]

 


[1]  Qui est cet homme qui dirige le Sénégal ?, L’harmattan, Paris, mai 2006.

[2]  Dans le rapport qui sanctionnait les travaux des Etats généraux de l’Education et de la Formation convoqués par le tout nouveau président de la République les 28-29-30-31 janvier 1981, il était notamment recommandé une réforme substantielle de l’Ecole sénégalaise. Dans cette perspective, le président Diouf créa, par décret n° 81.644 du 6 juillet 1981, la Commission nationale de Réforme de l’Education et de la Formation (Cnref). La Loi d’orientation allait dans le sens de la mise en œuvre de l’Ecole nouvelle préconisée par la Cnref.

[3]  Il s’est certainement inspiré de son champion qui rappelle à l’envi et sans état d’âme, que le Directeur général de l’Unesco, (à l’époque Koïchiro Matsuura), lui a dit qu’ « (son) gouvernement fait mieux que le Japon en matière d’éducation ». Quelle hérésie !



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