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Abdoulaye Elimane KANE, professeur de philosophie : ‘ Les partis sont tous prisonniers de leur collusion avec le pouvoir religieux ’

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Abdoulaye Elimane KANE, professeur de philosophie : ‘ Les partis sont tous prisonniers de leur collusion avec le pouvoir religieux ’
Ce qui était déjà connu comme une réalité au Sénégal, depuis l’indépendance, a pris, aujourd’hui, des proportions qui ne rassurent point. En effet, les relations entre le temporel et le spirituel sont arrivées à une telle connexion que le professeur de philosophie, Abdoulaye Elimane Kane se demande si l’Etat n’est pas en train de céder une partie de son pouvoir à ce qui est convenu d’appeler la toute puissance religieuse au Sénégal, menaçant par là même les fondements de la laïcité. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le Pr Kane revient, également, sur les rapports tendus entre la presse et le pouvoir, de même que sur la fuite des cerveaux.

Wal Fadjri : L’actualité a été marquée, le week-end dernier, par la visite du khalife général des mourides au président de la République. En tant qu’intellectuel et philosophe, que vous inspirent les rapports entre le temporel et le spirituel dans le contexte sénégalais ?

Abdoulaye Elimane Kane : Dans le contexte sénégalais, c’est l’ambiguïté des relations entre l’espace politique et religieux. Et même une ambivalence parce que nous avons un pouvoir politique et nous avions jusque-là des institutions religieuses qui ont un rôle social. Et ces dernières, au fil du temps, sont devenues, elles aussi, des pouvoirs. C’est cette collusion qui constitue toute la difficulté des Sénégalais. Des institutions qui avaient un rôle moral, de régulation sociale, ont acquis, aujourd’hui, un réel pouvoir. Ce pouvoir est économique, politique, social, à telle enseigne que les formations politiques, celles de l’opposition comme celles du pouvoir, à l’époque où le régime socialiste était au pouvoir comme maintenant, toutes ces formations politiques ont des rapports ambigus et ambivalents. En d’autres termes, la difficulté, c’est comment circonscrire un espace public autonome neutre, qui serait un espace de débats, d’égalité devant la loi et, par conséquent, de construction de la cité. Dans cet espace, tous les éléments ont leur place, y compris ceux de religions. Pour dire que celui qui a envie de croire, il croit, celui qui a envie d’avoir un marabout, il a un marabout, etc. Mais l’espace politique est un espace institutionnel, c’est celui de la République où il y a l’égalité. C’est la délimitation de cet espace public qui est difficile partout dans le monde, mais qui a été résolue en grande partie dans les démocraties occidentales par la séparation de l’Etat et de l’Eglise et une forme de laïcité qui n’est pas acceptée dans nos sociétés, surtout du côté des musulmans où la laïcité n’a pas de sens. Et cela interfère avec l’espace public dont j’ai parlé tout à l’heure. Cette ambiguïté, c’est qu’aujourd’hui, aucun parti politique, aucun leader politique n’est insensible à ce que représente le pouvoir religieux parce que ce sont des partis, ils ont besoin de se massifier, ils vont aux élections, etc., ils sont, sur ce plan-là, tous prisonniers de cette collusion.

Wal Fadjri : Voulez-vous dire que la laïcité est menacée au Sénégal ?

Abdoulaye Elimane Kane : Le Sénégal n’avancera réellement que si la liberté du culte n’interférera pas de manière aussi grave que ce que l’on constate aujourd’hui avec ce que j’appelle l’espace public. Parce qu’il y aura à dissocier les deux. Je crois même qu’il y a le risque qu’on arrive un jour à ce que le pouvoir religieux devenant considérable, on puisse balayer les politiques en leur disant : ’Vous avez tous échoué, vous êtes tous des gens limités, on va donner à l’espace religieux le pouvoir’. Parce que l’espace religieux est censé être blanc comme neige, irréprochable sur le plan éthique, etc., et surtout, il parle de Dieu, il parle de la religion.

Wal Fadjri : N’est-ce pas là un paradoxe ?

Abdoulaye Elimane Kane : En fait, nous sommes à un tournant où il s’agit de savoir si nous saurons bien le négocier, faire en sorte que la conception que j’ai de la laïcité soit acceptée - encore une fois, ce n’est pas une conception athée, une conception où l’on dirait qu’il faut éliminer le religieux. Je crois même, au contraire, que le religieux a sa place. Que le spirituel, comme l’avait annoncé André Malraux, a une certaine importance parce qu’il permet à certains individus de trouver des réponses qu’on ne trouve pas dans l’économique, dans le politique, dans le social. La conception positive que j’ai de la laïcité, c’est une place absolument positive reconnue au culte, à la religion et à ce qui arrive à ces institutions, mais également la reconnaissance d’un espace public, neutre, démocratique, républicain où l’on fait marcher les lois de la République et les institutions. Et cela est évidemment aux antipodes de ce qu’on constate parce que les institutions religieuses ont cessé d’être des autorité morales et spirituelles et sont devenues des pouvoirs. Et nous avons ici une sorte de choc entre deux pouvoirs : c’est le pouvoir politique d’un côté avec toutes les institutions qui vont avec et le pourvoir religieux qui devient de plus en plus important parce que le pouvoir politique lui-même le rejoint sur son propre terrain, lui permet d’empiéter sur son propre terrain. Le pouvoir religieux est en train d’empiéter sur l’espace du pouvoir politique et cela, on ne sait pas jusqu’où cela peut aller.

Le phénomène dont vous parlez, à savoir la visite du khalife général des mourides, la semaine dernière, au Palais de la République, ce n’est qu’à une échelle N. C’est ce qu’on a constaté depuis fort longtemps dans les rapports entre les pouvoirs, et je considère que cela a été exacerbé depuis que le président Wade est au pouvoir. Parce que, lui, il se définit très clairement comme un talibé. L’exemple nous a été donné par la dernière adresse qu’il a faite à la nation, le 4 avril dernier. C’était après la disparition du khalife général des mourides, Serigne Saliou Mbacké, disparition que tous les Sénégalais ont marquée par leur compassion parce que c’était un saint homme. Lui s’en réclame dans une adresse à la nation, en tant que président de la République, comme premier mot qu’il prononce dans son adresse. Ainsi, presque tous les jours, le président de la République qui est à la fois président de tous les Sénégalais, président de tous ceux qui sont croyants indépendamment des religions et des confessions dont ils se réclament, et qui en même temps se réclame particulièrement d’une confrérie et d’une religion. Cette attitude-là était exacerbée sous le régime du président Wade. Et je comprends très bien que les mourides puissent s’engouffrer dans cette brèche-là. Est-ce qu’une autre confrérie ne se serait pas engouffrée dans cette brèche ? Je ne sais pas.

Mais nous avons ici deux pouvoirs qui se font face. Mais il y en a un qui fait de plus en plus place à l’autre. Je comprends parfaitement que le pouvoir maraboutique auquel on fait place, puisse s’engouffrer dans cette brèche parce que c’est une confrontation de pouvoir à pouvoir. Ce n’est pas l’aspect strictement spirituel qui est en jeu ici, c’est des rapports de pouvoir. Voilà pourquoi j’estime que cette question qui date de Senghor, qui a existé sous Abdou Diouf, a été particulièrement exacerbée sous le régime du président Wade.

Wal Fadjri : Comment l’expliquez-vous ?

Abdoulaye Elimane Kane : Parce que, non seulement, il entend donner de plus en plus de pouvoir à la confrérie à laquelle il appartient, mais il s’en réclame à la fois comme président de la République et comme citoyen. Je vous donne un exemple : le président Wade, lorsqu’il a accédé au pouvoir, était attendu à la grande mosquée de Dakar comme ses prédécesseurs l’ont fait. - Senghor l’avait fait avant d’arrêter, puis Abdou Diouf. Il est allé à la mosquée Gouye Mouride. Ce qui était son droit. J’estime qu’il aurait pu aller à Gouye Mouride et dire : ‘J’ai choisi d’y aller parce que quand j’étais dans l’opposition, c’est toujours là que je suis allé prier’. Mais pour justifier son acte voilà ce qu’il a dit : ‘Je voudrais libérer la religion de la politique’. Ce que je constate, c’est le contraire. Il n’a pas libéré la religion de la politique. Au contraire, il a hanté davantage l’une à l’autre par le fait qu’il se démultiplie à la fois officiellement et publiquement comme talibé et joue ce rôle-là. Le khalife général des mourides lui a rendu visite non pas à son domicile du Point E, mais au palais de la République, mais en disant qu’il rend visite à son talibé. C’est ce dédoublement qui entraîne l’ambiguïté et la confusion. Voilà donc en résumé cette sorte de télescopage de plus en plus important entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux et qui donne plus de champ, d’espace au pouvoir religieux et dont je me demande si c’est une bonne chose pour la démocratie. Personnellement, je n’en suis pas convaincu.

Wal Fadjri : Quelle lecture faites-vous du conflit quasi permanent entre la presse et le pouvoir ?

Abdoulaye Elimane Kane : Je dirais que la conflictualité est irréductible entre la presse et les pouvoirs politiques quels qu’ils soient, de l’opposition ou pas. Pourquoi ? Parce que la presse a une éthique et une déontologie qui lui permettent à tout moment de remettre en cause ce que les politiques tiennent. Et c’est cela qui peut être même tonique dans la vie citoyenne et dans la démocratie. Le fait de gommer cette conflictualité serait une erreur. Mais il ne faut pas qu’elle soit exacerbée par ce qui n’en est pas la racine et que je viens de décrire. Si elle est exacerbée par une volonté politique de museler, de cantonner, de rationner, ce n’est pas normal. Dans ce conflit, il y a ce que les protagonistes reprochent les uns aux autres. C’est le fait par exemple d’entrer dans la vie privée des gens. Est-ce qu’on a le droit de faire cela ? Est-ce qu’un homme public peut séparer sa vie privée et sa vie publique ? C’est à ce niveau que nous avons des débats sur la diffamation, que certains excès se posent. Et il y a quelques problèmes à ce niveau. Les journalistes ont leur argumentaire…

Mais je note, par rapport à l’actuel pouvoir, qu’il a dit, au lendemain de l’alternance - cela a dû même gêner certains journalistes - que la presse et les journalistes ont été pour beaucoup dans l’avènement de l’alternance. Et je crois que c‘est vrai. Mais dans quel sens ? Dans le sens de l’exigence de plus de clarté, de plus de démocratie, de plus de résultats incontestables, mais aussi, c’est ma perception, d’un soutien sympathique au personnage Wade, parce qu’il était porteur d’un certain espoir. Je l’ai vu en tant que militant du Parti socialiste. Entre le premier et le deuxième tour, j’ai rencontré des militants qui m’ont dit, entre les deux-tours, que tout le monde dit que nous avons besoin d’un changement. C’est une vieille dame qui me l’a dit et j’étais déçu. Mais c’est comme cela qu’elle le percevait. J’ai des amis qui sont venus me dire : ‘Ecoute, on t’aime bien, on va peut-être voter pour vous, mais il faut bien savoir que les gens ont besoin d’un changement.’ Il y avait donc une sorte de dynamique et de sympathie à l’endroit du personnage Wade.

Wal Fadjri : Alors, pourquoi cela s’est-il effondré ?

Abdoulaye Elimane Kane : Je me pose moi-même cette question. Qu’est-ce qui explique ces différends profonds que l’on constate entre la presse et lui ? Il estime qu’il y a une part de responsabilité aussi de la presse, mais je pense qu’il y a une très grande part de responsabilité de son côté parce qu’il ne semble pas accepter la critique. Il ne semble pas accepter que l’on dénonce des pratiques qui ne sont pas acceptables. Et de ce point de vue, tout se fait comme si ce qu’il souhaitait lorsqu’il était dans l’opposition, il ne le souhaite plus. Quand il était dans l’opposition, il ne voulait pas d’une presse aux ordres. Aujourd’hui, qu’est-ce que l’on constate ? Il est même noté qu’à l’avènement de l’alternance, il se préparait à supprimer le journal Le Soleil. Puis il l’a maintenu. Ce journal était caractérisé, sous le régime socialiste, par des éditoriaux dithyrambiques favorables au pouvoir. Qu’est-ce que l’on constate aujourd’hui ? Tout se passe avec le régime de l’alternance comme si la démocratie était bloquée autour de l’année 2000. ‘Tout ce qui avait été fait avant comme avantage, moi je le prends, mais je n’ajouterai rien, parce que je suis au pouvoir et j’ai besoin de museler’. Il verrouille tout ce qu’il peut pour pouvoir, à son avis, mener une politique. C’est peut-être ce qu’il appelle le Césarisme ou le despotisme éclairé. Il verrouille tout ce qu’il peut.

A propos de l’agression des journalistes, nous avons noté une tentative d’immixtion de l’exécutif dans la prérogative du judiciaire. Cela n’est pas acceptable. Il faut accepter la séparation des pouvoirs et permettre à la justice de faire son travail pour tirer cette affaire au clair et mettre un terme à cette étrange coutume depuis l’avènement de l’alternance et qu’on appelle l’impunité.

Wal Fadjri : L’actualité, c’est aussi les bons résultats obtenus par l’Ucad au Cames. Quelles réflexions cela vous inspire-t-il ?

Abdoulaye Elimane Kane : Il faut se féliciter, quand même, de l’institution de ce mode de reconnaissance et de promotion des enseignants qui était initialement prévu dans tout l’espace francophone africain, certains ayant adhéré plus rapidement que d’autres. Mais le règlement et les textes qui organisent le Cames sont de tels que le jugement qui est porté sur une candidature est objectif. D’abord, la personne qui est chargée de faire le rapport n’appartient pas à la même nationalité que l’impétrant. Deuxièmement, il est d’un grade supérieur. Enfin, il est tenu de juger le candidat sur pièces, si je puis dire, c’est-à-dire, à partir de ses travaux, à la fois une thèse, des articles publiés, son encadrement pédagogique, mais on confronte cela avec les jugements portés de l’intérieur par les autorités. De ce point de vue, le mode de promotion se fait de manière multilatérale puisque tous les pays qui ont des enseignants d’un certain rang, peuvent être sollicités en fonction de leur spécialité. Mais, en même temps, c’est une rupture par rapport à ce qui se faisait avant. Indépendamment de cela, c’est une forme de reconnaissance et - j’insiste sur ce mot - de promotion des enseignants tout à fait adaptée à nos capacités intellectuelles de pays africains. C’est aussi une forme de coopération parce qu’il y a une circulation des dossiers, des personnalités qui participent au niveau de chaque section au jugement qui est porté sur chaque candidat. Je me félicite, donc, non seulement de l’existence de cette institution, mais, également, des résultats enregistrés par l’Université de Dakar.

Wal Fadjri : Les résultats n’ont pas toujours été aussi bons que cette année, n’est-ce-pas ?

Abdoulaye Elimane Kane : D’une session à l’autre, cela varie. J’ai noté qu’en Faculté de Médecine, nous avons souvent de très bons résultats, ceux-ci ne sont pas aussi mauvais en Faculté des Lettres. Pour cette année, je sais que nous sommes invités à une prochaine réunion de restitution. Cela aussi est un des rituels très intéressants pour l’Université. Il y a non seulement ceux qui doivent nous représenter au Cames et qui sont élus par leurs pairs et qui, de retour, rendent compte en disant pourquoi tel a été recalé et ce qu’il doit reprendre dans son travail. Ensuite, les gens en discutent pour voir comment améliorer le travail. Donc, il y a un fonctionnement qui fait partie des meilleurs aspects démocratiques de l’université. Effectivement, l’espace universitaire académique bénéficie de beaucoup de prérogatives qu’on peut qualifier de démocratiques, puisqu’un enseignant ne peut être recruté que par ses pairs. D’abord à commencer par le niveau où il prétend enseigner, ensuite l’affaire est portée au niveau de l’Assemblée de la Faculté, après l’Assemblée de l’Université avant que les plus hautes autorités ne prennent un arrêté. Ces formes de jugement qui sont faites sur les enseignants par leurs pairs, sur la base de travaux scientifiques, me paraissent constituer des éléments d’un jeu démocratique tout à fait intéressant et qu’il faut absolument préserver.

Wal Fadjri : Les promotions accordées par le Cames peuvent-elles constituer un palliatif à la fuite des cerveaux constatée au niveau de l’enseignement supérieur ?

Abdoulaye Elimane Kane : Ça ne l’est pas forcément. Ce qu’on appelle la fuite des cerveaux, il faut, peut-être, la prendre au cas par cas. Je ne sais pas s’il est possible de faire un jugement global. Qu’est-ce qu’on appelle la fuite des cerveaux ? Le fait que des enseignants chercheurs aillent dans d’autres universités, surtout dans celles du Nord, doit nous amener à relativiser cette idée. Il y a des questions qu’il faut se poser, à ce niveau. Est-ce que ce sont simplement des raisons d’ordre matériel et financier qui poussent les enseignants à partir ? De ce point de vue, il faut dire, lorsqu’on part d’un grade à un autre, il y a des différences dans le traitement. Lorsqu'on compare le traitement qu'il y a ici à ce qu'il y a dans certaines universités, évidemment, la différence est très nette. Mais la promotion, ici, est beaucoup plus une autorité académique et morale et une reconnaissance par ses pairs, une aptitude à diriger des travaux et à les contrôler. Cette promotion est beaucoup plus importante que l’accroissement des moyens financiers et matériels, même si on reconnaît qu’il y a, quand même, une augmentation du salaire, des possibilités d’accéder à certaines fonctions, également.

Il faut donc expliquer la fuite des cerveaux de manière très différenciée. Il y en a qui partent parce qu’ils ont trouvé un poste plus rémunérateur, il y en a qui vont, aussi, dans d’autres universités parce qu’ils estiment que dans celles-ci, ils ont une spécialité qui est acceptée et qui leur permet de faire davantage de travaux. Il y a des sollicitations extérieures qui correspondent à des choix personnels. L’environnement peut aussi favoriser cela. Je note, par exemple, que ceux qui sont allés dans les universités étrangères écrivent plus d’ouvrages dans leurs spécialités, ont plus de temps pour écrire des articles. Ce qui souligne d’autant le mérite de ceux qui ne sont pas partis et qui, malgré tout aussi, écrivent des ouvrages et des articles mais participent, aussi, à des colloques etc.

Wal Fadjri : Cette fuite des cerveaux n'est-elle pas préjudiciable à notre pays ?

Abdoulaye Elimane Kane : Cette fuite des cerveaux, il faut la déplorer. Le Sénégal, au-delà, l’Afrique aurait besoin de maintenir le maximum de ses cadres universitaires. Ce qu’il faut éviter, c’est de donner les mêmes raisons à tous les départs. Il faut les expliquer au cas par cas. Ce qui n’a rien à voir, évidemment, avec la circulation des intellectuels. Cette circulation peut se faire sans qu’il y ait la fuite des cerveaux. C’est le fait, par exemple, que dans l’espace francophone, l’Agence universitaire de la francophonie organise une circulation des enseignants et des chercheurs, en fonction des intérêts des pays. Ainsi, des enseignants sénégalais pourraient aller au Niger y dispenser des cours et inversement, d'autres peuvent venir chez nous. Cette circulation permet des échanges sans que cela ne débouche sur la fuite des cerveaux, c'est-à-dire une perte de substance au niveau des cadres universitaires. Evidemment, chaque départ est une perte et il faut compenser par d'autres recrutements. Il y a, donc, là un problème complexe qu'on ne peut pas expliquer par une loi unique.

Les fuites de cerveaux sont, évidemment, une perte pour nos Etats sauf si cela entraîne en retour une contribution intellectuelle. Il faut voir, par exemple, dans quelle mesure on peut être à l'étranger et diriger des travaux ici. Mais pour l'encadrement des étudiants et les retombées immédiates, c'est une perte incontestable pour nos pays.

Mais, à côté de cette fuite des cerveaux vers l'étranger, il y a, au niveau local, des cas beaucoup plus graves. C'est le fait que quelqu'un, sans s'expatrier, puisse quitter l'université pour aller se faire recruter, par exemple, dans une entreprise privée, sans doute parce qu'il y a beaucoup plus d'argent là-bas. On peut voir, par exemple, un mathématicien qui préfère aller faire de l'informatique. Une étude en France montre, justement, une forme d'échange assez particulière. Je ne sais pas si cela a changé, mais l'étude révélait qu'il y a beaucoup d'enseignants en mathématiques, en France, qui sont des étrangers, les Africains, en particulier. Pourquoi ? Parce que ceux qui ont une formation en mathématique, en France, préfèrent aller dans le privé parce qu'ils y gagnent beaucoup plus d'argent. On peut établir la même chose chez nous.

Il y a encore un phénomène plus grave, c'est le fait que les gens dispersent leur temps d'enseignement et de recherche entre l'université stricto-sensu et des prestations dans des écoles professionnelles de la place. Aujourd'hui, avec l'émergence d'écoles de formation professionnelle et d'universités privées, la fuite des cerveaux au niveau local prend des proportions graves. Ce n'est pas une critique formelle, c'est peut-être une manière d'arrondir les fins de mois.

Chez nous, certains établissements privés qui ouvrent, n’ont pas un personnel stable. Ils ouvrent en comptant sur le marché du savoir qui est là. Ce marché est constitué d’enseignants qui sont dans les lycées et à l’université et qui veulent améliorer leurs conditions d’existence. Donc, sur le plan strictement humain et technique, cela se comprend.

Wal Fadjri : Est-ce normal que l’Etat paye des enseignants qui ne s’acquittent pas convenablement de leur devoir ? Ne faudrait-il pas mettre des garde-fous pour éviter les dérapages ?

Abdoulaye Elimane Kane : Il y a ceux qui, malgré cela, parviennent à s’organiser pour continuer à faire leur travail au niveau de l’université et des lycées sans trop de préjudices. Mais à la longue, ça pourrait avoir des conséquences néfastes dans leur établissement d’origine. La présence dans ces institutions est une obligation.

Cette dispersion de l’enseignant lui ôte personnellement le temps qu’il devait consacrer à sa propre recherche et ensuite le temps qu’il devrait davantage consacrer à l’encadrement de ses étudiants. L’encadrement n’est pas seulement le fait de donner des cours aux étudiants. Quand vous avez des étudiants qui ont fait un mémoire de Maîtrise, de Dea ou une thèse, il faut les lire en contrôlant ce qu’ils ont dit, leurs références bibliographiques. Quelqu’un par exemple peut donner une citation en disant n’importe quoi alors, il faut le contrôler. Donc, il y a d’abord une responsabilité personnelle de l’enseignant. Mais, à côté aussi, il y a des moyens d’exiger de lui qu’il fasse le travail pour lequel il est payé.

Wal Fadjri : Cette course effrénée vers le gain n'influe-t-elle pas sur les recherches des enseignants et l’auto-formation ?

Abdoulaye Elimane Kane : Mais, c'est autant de temps pris sur leur propre formation parce que l'enseignant est constamment en train de se former, de faire de la recherche. C'est autant de temps pris, également, à l'encadrement des étudiants. C'est dire qu'il existe plusieurs formes de fuite de cerveaux. Mais, incontestablement, il y a fuite des cerveaux. Quelquefois, malheureusement, ce sont de très bons enseignants et chercheurs qui vont à l'extérieur.

Wal Fadjri : Comment, à votre avis, peut-on y mettre un terme ?

Abdoulaye Elimane Kane : Cela dépend des causes. Si les causes sont matérielles, la seule manière de l'enrayer, c'est d'accroître les moyens. Mais le risque est que, lorsque vous le faites, d'aucuns diront qu'il n'y a pas que l'université qui est nécessiteuse. En tout état de cause, il faut qu'on mette le paquet sur un certain nombre de secteurs. Au niveau de la santé et de l'éducation, par exemple, on doit investir. A mon avis, il faut repenser la place qu'occupent l'université et les enseignants dans la société. C'est un débat qu'on ne doit pas éluder pour faire face aux défis du monde actuel. Une fois encore, il faut en étudier les causes, voire si elles sont matérielles ou environnementales. Quand je parle d'environnement, c'est la société parce que c'est un fait aussi. Notre société ne se prête pas beaucoup à ce qu'on attend véritablement d'un travail universitaire. On est dispersé à des cérémonies familiales, religieuses, etc, qui font partie de notre vie et quand vous êtes un Sénégalais moyen, disons normal, vous devez vous prêter à cela. Et cela est autant de temps pris à ce qui devrait constituer un travail de fond, c'est-à-dire la recherche et l'encadrement.

Mais la réponse globale, sur la question, est qu'il ne faut pas perdre de vue que des options sont nécessaires, elles sont politiques et sociales. La perception qu'on a du savoir est très importante. Voyez, par exemple, dans une société, on a tendance, en fonction de la réussite sociale, à dévaloriser presque indirectement le savoir. Voyez le nombre de sportifs, d’artistes qui vous disent à l’école, moi j’étais nul. Pour dire que malgré tout, j’ai réussi dans la vie. Effectivement, réussir dans la vie ne dépend pas du savoir ou du diplôme. Je crois même que sur le plan pédagogique, il faut insister sur le fait qu’il y a mille manières de réussir dans la vie. Mais, à trop appuyer sur la pédale, ne risque-t-on pas de constater la dépréciation de la valeur du savoir dans la société pour faire admettre que, dans le fond, le diplôme n’est même plus important. Je me demande même si cette idée n’a pas fait son chemin dans la société. De ce point de vue, il est important de redresser les choses pendant qu’il est temps. Il s’agit de voir quelle place et quels moyens accorder au savoir, à la recherche, à l’université, à l’école d’une manière générale parce qu’on ne peut pas durablement développer un pays sans la santé, sans l’éducation, etc. (A suivre)



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