COMMENTAIRE DU JOUR : Démocratie du mensonge

Toutes les sociétés humaines récusent le mensonge. Elles postulent l’homme comme un être par essence véridique qui ne ment qu’accidentellement ou exceptionnellement. Une entente secrète pour couvrir un acte que tout le monde rejette en surface, mais qui, en réalité, est devenu, surtout dans nos sociétés modernes où l’apparence l’emporte souvent sur le réel, le compagnon des hommes. 

Et le conte d’Andersen illustre fort bien ce complot des hommes. Car dans ce royaume où tout le monde a décidé de fermer les yeux sur la nudité du roi, seule l’innocence de l’enfant a pu dévoiler la vérité, en s’écriant : « Mais voyons, le roi est nu ! ». Ainsi, la vérité naïvement exprimée par le petit enfant a eu raison de la fausseté du monde des adultes. Il suffit de regarder autour de nous pour se rendre à l’évidence que les rapports entre les détenteurs du pouvoir et ses desservants sont fondés sur le mensonge et la peur.

On cache la vérité pour des raisons multiples : Sauvegarde des intérêts personnels, souci de ne pas « blesser » autrui, faire plaisir à l’autre, volonté manifeste de tromper etc. Le chapitre cinq de : « L’art du mensonge » de John Arbuthnot (1733) dresse une typologie des différents mensonges : le mensonge de calomnie (qui a pour objet la diffamation), le mensonge d’addition (qui a pour but de prêter à un individu des actions bénéfiques dont il n’est pas l’auteur), et enfin, le mensonge de translation (prêter ses actions à un autre que soi).

Comme on le voit donc, mentir revient à violer l’essence même de la parole, celle d’exprimer la pensée, sa vraie pensée. Sous la langue du menteur, la parole se dérobe, couverte du voile de la dissimulation et de la sournoiserie. Alors que tout acte de parole est en soi promesse de vérité, y compris celle (parole) qui ment. Le « bon » menteur va jurer sur la tête de ses enfants, de son « Serigne » ou marabout, de ses parents, de sa douce moitié ou sur le Saint Coran ou la Bible, qu’il dit la vérité. Notre bonhomme jouera alors la franchise, en montrant son visage avec une excessive et ostentatoire droiture. Sur les planches de la vie, le menteur joue la belle comédie qui peut même friser le cynisme.

Et sous le « masla » Sénégalais, le mensonge est policé, il devient feinte, subtilité exquise. Et c’est la confiance de l’autre qui se trouve ainsi piégée par une parole qui change complètement l’ordre discursif. La parole n’est plus dévoilement des vraies intentions, mais voilement de ce qu’on pense réellement. Elle devient une sorte de brouillard entre l’émetteur et le récepteur. Le menteur avance masqué ! Le mensonge devient alors une affaire de toutes les catégories sociales, pour ne pas dire un phénomène social. Suffisant pour révolter « Les Go de Cothéba » (artistes musiciennes maliennes) dans leur excellent tube où elles se sont lancées à la recherche de la vérité. « Vérité, vérité où es-tu cachée ? Toi qui est mon frère, dis la vérité ; toi qui est ma sœur, dis la vérité ; toi qui mon père, dis la vérité ; toi qui est ma mère, dis la vérité ; toi qui est mon époux, dis la vérité. Président ou gouverneur, dis la vérité ; député ou ministre, dis la vérité…même si tu as la couteau sous la gorge ». Leur appel sera-t-il entendu ? Rien n’est moins sûr. Même si cette position est renforcée par l’impératif catégorique de l’Hymne du Wassoulou chanté par le Bembeya Jazz de Guinée qui nous commande de « dire la vérité en tout lieu et en tout temps ».

En tous les cas, le comportement quotidien des hommes dans la société nous met aux prises d’une réalité où le mensonge est visité en permanence. Les déclarations de bonnes intentions, des grands principes et autres vertus viennent se liquéfier au contact de la dure réalité de la vie dont la complexité nous impose parfois le réalisme. Le riche, le pauvre, le planton ou le président de la République, le roi ou l’empereur, le chef d’entreprise ou l’employé, le mari ou l’épouse, le marabout ou le mécréant etc, tous ont, au moins, une fois dans leur vie, connu la fâcheuse expérience du mensonge, comme qui dirait . la démocratie du mensonge . D’où le sens du repentir reconnu par les religions révélées. Loin de nous l’idée de faire l’apologie du mensonge, mais nous refusons aussi de fermer les yeux sur une réalité sociétale dont les manifestations multiples sont en train de changer en profondeur les rapports humains. Et c’est surtout dans le domaine politique que le mensonge est devenu une pratique courante dans le monde, y compris dans notre pays.

Dans un article publié en allemand en 1964 et intitulé « Vérité et politique » dans sa traduction française, Annah Arendt soutient que si la « vérité rationnelle », celle qui se rapporte aux vérités scientifiques survit plus aisément aux assauts du politique, la « vérité de fait », qui touche aux faits historiques et sociaux et qui nous intéresse dans cette réflexion, est sans cesse soumise aux manœuvres du pouvoir, voire des hommes. La « vérité de fait » rencontre, hélas, souvent sur son chemin, le silence, l’oubli, le voilement qui courent tous à sa perte.

C’est dire que le mensonge n’est pas seulement le fait des simples citoyens. L’Etat l’organise et l’entretient au nom souvent de la nébuleuse raison d’Etat. Le mensonge est plus coté en bourse politique. On peut ainsi valablement accepter le point de vue de Marc Chevrier, professeur de Sciences politiques dans son texte « Le mensonge, arme de déception massive », qui assimile la politique, aujourd’hui à un théâtre burlesque où des politiciens prompts au mensonge rient entre eux de leurs pantalonnades devant un public candide. Corrompus par le pouvoir, couverts de gloire, d’éloges et de flatteries ; conduisant de rutilante « Touareg », 8X8, Hummer ou limousines et surtout flanqués de griots, maîtres dans l’art de créer ou d’inventer des arbres généalogiques, les politiciens professionnels jouent les importants ou les « quelqu’uns » (pour parler comme nos parents ivoiriens) et mentent effrontément.

Le mensonge chez le politique est comme un jeu de poker ou d’échec qui tourne à sa réussite ou à sa propre perte. Certes, vérité et politique ne font pas toujours bon ménage, mais ce n’est pas une raison pour tomber dans la réprobation facile de la classe politique. Car pour Hannah Arendt, figure marquante de la philosophie politique du 20ème siècle, il est absurde de prétendre que la vérité doit prévaloir en toutes choses. Et ceux qui considèrent la politique, selon elle, du point de vue de la vérité, se mettent en dehors d’elle. Arendt soutient que la vérité a un caractère despotique qui est à l’opposé de l’action politique pour laquelle tout est opinion, persuasion, consensus. J’ajoute : compromis ou compromission.

Pour ce philosophe, le mensonge en politique « fait partie des quelques données manifestes et démontrables qui confirment l’existence de la liberté humaine ». Doit-on alors revendiquer le droit au mensonge ? Je vois la tête que fait Kant. Mentir, c’est s’éloigner du bien. Faut-il pour cela dire la vérité à un mourant, de peur d’ajouter, pour parler comme Jankélévitch à sa souffrance « la torture du désespoir » ? En tous les cas, il n’y a pas de choix possible entre l’exhibition suspecte de la vérité et sa dissimulation honteuse.