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[ ENQUÊTE ] L’aumône entre acte gratuit et recommandation mystique

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[ ENQUÊTE ] L’aumône entre acte gratuit et recommandation mystique

Le geste consistant à donner l’aumône n’est pas toujours anodin. A en croire les mendiants bénéficiaires, il existe deux types de bienfaiteurs : ceux qui offrent pour aider leur prochain nécessiteux, et d’autres qui font des offrandes sur ordre d’un marabout ou d’un charlatan, avec l’espoir de voir un vœu se réaliser.

L’effigie d’un chef religieux à l’épaule, la mère des jumeaux ou « Yayi Seikh yi » en Wolof, a fait de la Corniche de Dakar, juste derrière le Bloc des Madeleines, son lieu de prédilection. Des noix de cola posées sur une natte, un coq aux pattes liées posé sur un seau contenant les habits de ses enfants, elle passe toute la journée au feu de circulation de la Corniche. Presque chaque jour, elle quitte Pikine pour demander l’aumône en ville. Elle mérite très bien son surnom wolof, cette dame en état avancé de grossesse à notre passage et qui a déjà mis au monde des jumeaux à trois reprises. « Depuis que j’ai accouché pour la première fois de jumeaux, je viens mendier à cet endroit », déclare-t-elle. La conjoncture l’oblige à tendre la main depuis près de dix ans. Elle a vu toute sorte de don. Certains gens s’acquittent de l’aumône sous les ordres du marabout, dit-elle, mais d’autres appliquent une recommandation divine consistant juste à assister les nécessiteux.

Assis aisément sur son cyclopousse, le mendiant handicapé moteur Pape Moussa Diop slalome à longueur de journée dans les rues de la Cité des eaux (un quartier de Dakar) à la quête d’obole. Cette activité qu’il mène depuis des années lui a permis de savoir combien sont nombreux les Sénégalais qui donnent l’aumône sous les directives des marabouts ou des charlatans. « Les donateurs, je vous assure, j’en ai vu de toutes les espèces », confie Pape Moussa. D’abord, ajoute-t-il, il y a ceux qui volent au secours de leur prochain indigent par pur humanisme. Ensuite d’autres qui ciblent une catégorie de nécessiteux pour des raisons souvent inavouées. « Certains donnent l’aumône sans se soucier même de la personne à qui ils la remettent, comme le recommande d’ailleurs la religion musulmane. Par contre, d’autres donateurs procèdent à un choix ». Tout dépend de ce que le charlatan leur a recommandé : une femme, un vieil homme ou un handicapé, poursuit-il. Bassirou Ndiaye, mendiant non voyant, fait la même remarque.

Quand les mendiants rejettent les aumônes douteuses

Malgré leur indigence, certains mendiants ne se précipitent pas sur toutes les aumônes. Les gestes à l’allure de rituel du bienfaiteur, des conditionnalités avant la remise, etc., sont autant d’indices faisant planer le doute et qui poussent des mendiants à décliner une aumône.

Les mendiants acceptent-ils toutes sortes d’aumônes ? Rejettent-ils certains dons, malgré leur situation sociale difficile ? Apparemment, « Yayi Seikh Yi » préfère une aumône sans motivations mystiques. Les oboles suggérées par un charlatan ou un magicien ne l’intéressent pas. « Si quelqu’un tourne son aumône autour de la tête avant de la donner, je ne la prends jamais. Je demande au donateur de reprendre son don », dit-elle. Celle-ci ajoute : « il y a des gens qui m’aident sans aucune arrière-pensée, je les remercie et prie pour eux ». Après plusieurs années de mendicité, « Yayi Seikh Yi » sait distinguer le bienfaiteur mu par le souci d’aider et celui qui obéit aux prescriptions d’un charlatan. Boubacar Baldé, un jeune talibé résidant à Guédiawaye, trouvé en plein cœur de Dakar, déclare décliner une aumône sur laquelle le donateur a formulé des incantations. « Je ne sais pas quelle prière est formulée là-dessus. C’est pourquoi je préfère m’abstenir de prendre », déclare-t-il. L’un de ses cousins, se rappelle-t-il, a été victime d’une aumône empoisonnée qui lui a coûté la vie en Guinée-Bissau. Depuis lors, le jeune Baldé est sur ses gardes. « Ce type de don n’est pas bon et n’est pas recommandé par l’Islam », ajoute-t-il. A son avis, c’est cela qui explique le fait que beaucoup de talibés n’acceptent guère de prendre ce genre d’aumône. Parfois, poursuit-il, un règlement de compte entre individus peut se dénouer à travers une aumône offerte par une personne de mauvaise foi. Ce qui expose le mendiant, dit-il. Boubacar révèle que certains individus mélangent l’aumône à de la nourriture à offrir aux talibés. Un cadeau souvent dangereux, craint-il. « En procédant à ce choix, le bienfaiteur faillit déjà à l’une des recommandations de Dieu qui consiste à donner l’aumône aux nécessiteux sans distinction de race ou de sexe voire d’âge », argue Pape Moussa Diop. Autre remarque faite par le mendiant pape Moussa, ce sont les gestes aux allures de rituel auxquels s’adonnent certaines personnes avant de remettre leurs dons. « En plus des choix auxquels ils procèdent souvent avant de donner l’obole, il s’y ajoute également des gestes que certains d’entre eux font avant de remettre l’aumône et qui surprennent plus d’un », dit-il. S’il s’agit d’argent ou de nourriture, « certains frottent l’obole sur une partie de leur corps avant de nous le remettre ». Ces gestes particuliers font dire à Pape Moussa Diop qu’une bonne partie de l’aumône reçue dans les rues, dans les maisons ou dans les mosquées est, à coup sûr, dictée par les marabouts et les charlatans pour la réalisation de voeux.

« On m’a demandé de prononcer le nom d’un marabout »

Non-voyant, Bassirou Ndiaye tend la main au rond-point Jet d’eau. « Souvent, les donateurs se soucient plus de la réalisation de leurs vœux en donnant l’aumône » que du fait d’aider leur prochain. Prenant comme exemple des élèves, Bassirou Ndiaye révèle qu’à chaque fois qu’ils lui remettent l’obole, ils demandent souvent en retour des prières pour leur réussite aux examens. Les donateurs « sont nombreux à me demander de prier pour eux après avoir remis la pièce d’argent, soit pour la réussite d’un examen, soit pour l’obtention d’un emploi ou la promotion dans travail », révèle-t-il. « Un jour, quelqu’un a exigé que je prononce, au préalable, le nom d’un guide religieux pour qu’il me donne l’aumône. Alors, j’ai refusé catégoriquement, car je suis mendiant, mais je crois et suis conscient que Dieu seul peut exaucer les vœux », explique-t-il.

Les Sénégalais entre syncrétisme et compréhension

Le soleil est déjà haut à l’arrêt des bus Dakar Dem Dikk de Fass, ce samedi 20 décembre. Un jeune talibé, assis sur sa sébile en face de l’arrêt de l’école des Manguiers, attend patiemment une éventuelle aumône des passants. Mme Sall de Fass vient remettre des morceaux de sucre enveloppés dans un vieux papier journal au jeune talibé. Tout de noir vêtue, elle justifie son acte : « je ne suis pas contre le fait qu’on aille consulter le marabout ou le charlatan. Mais je ne donne pas de l’aumône sous leurs ordres ». A l’en croire, donner l’aumône est une pratique encouragée par la religion musulmane. Sylvain Ndione, étudiant en Lettres modernes, soutient que l’Eglise combat toute forme de magie. L’aumône dictée par un voyeur relève, à son avis, d’une pratique satanique, puisque les charlatans sont les praticiens de la magie, dit-il. « Qu’on soit catholique ou musulman, on a tendance à pratiquer le syncrétisme religieux. Quand ça ne va pas, on n’hésite pas à voir le charlatan et on met Dieu à côté », regrette-t-il avec amertume. Selon M. Ndione, les gens ont un sentiment de sécurité quand ils sollicitent les services du charlatan. Il reconnaît toutefois que les mentalités commencent à changer et les gens abandonnent progressivement ces pratiques.

Anta Bâ, vendeuse de cacahuètes, croit fermement à l’offrande dictée par les marabouts et les spécialistes de la divination. Le voile bleu autour de la tête, le sourire aux lèvres, elle soutient que c’est l’analphabétisme et l’ignorance qui poussent certains fidèles musulmans à solliciter les services des marabouts. « Le marabout, c’est Dieu qui lui a donné un certain pouvoir. Donc, le fait de le consulter n’est pas interdit, si on cherche la protection divine, la réussite dans la vie. Pour cela, j’y crois et je les consulte régulièrement », nous confie-t-elle. Anta révèle, par ailleurs, qu’un simple rêve peut pousser l’individu à donner de l’aumône pour conjurer le mauvais sort.

Jean Birame Gningue, étudiant à l’Institut de l’environnement, indique que la religion chrétienne n’autorise pas cette pratique qui vise des intérêts personnels. « Dès que vous avez quelque chose, vous devez le partager avec un individu qui est dans le besoin dans un désintéressement total. Comme le recommande le Christ, la main gauche doit ignorer ce que la droite donne », déclare-t-il. M. Gningue souligne, par ailleurs, que l’aumône recommandée par le magicien ainsi que l’offrande sont bannies par le Christianisme. « Cela montre le manque de confiance de l’individu », constate-t-il, avec une dose d’émotion. A l’en croire, si le fidèle chrétien a une foi solide, il n’a pas besoin de recourir à l’aumône ni au port des gris-gris ou des amulettes. Alassane Diop, étudiant en physique chimie, met ces croyances dans le même panier que le legs que nous ont laissé les ancêtres. « Elles n’engagent que ceux qui y croient », déclare-t-il. Celui-ci ajoute que l’aumône relève d’une « éducation reçue ».

ISMAÏLA NDIAYE, IMAM DE LA MOSQUEE DE L’UCAD : « Laisser la recommandation divine pour celle du charlatan, c’est croire plus à lui qu’à Dieu »

Ismaïla Ndiaye, imam de la mosquée de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, fait la différence entre l’aumône et l’offrande. Le fait de sortir l’aumône a un caractère islamique et coutumier. Mais de là à mettre en avant les recommandations d’un charlatan au détriment de celles de Dieu est une pratique que l’imam déplore au nom de l’Islam.

Donner l’aumône suite à une recommandation d’un marabout ou d’un charlatan est-il une pratique acceptée par l’Islam ? Nous sommes issus d’une société coutumière qu’on peut qualifier d’africaine et d’africaniste. Africaine dans le sens que nous sommes des Africains et d’africaniste dans le sens que nous avons des cultures ancestrales qui continuent toujours d’avoir des impacts sur le comportement des individus. Le fait de donner l’aumône a un caractère islamique, mais aussi coutumier. Car, nous savons que dans nos contrées, il arrive très souvent que des charlatans, des voyeurs, des magiciens, etc., recommandent à des gens de sortir l’aumône pour chasser le mauvais sort. Le charlatan vous recommande de sortir des noix de cola, des bougies, des feuilles blanches au nombre de sept pour chasser le mauvais sort. Très souvent, il y a cette intention qui mue le fait de sortir l’aumône.

Celui qui donne l’aumône sous les ordres du charlatan ne montre-t-il pas son manque de confiance en soi et en Dieu ? Bien sûr ! Lorsqu’on laisse la recommandation de Dieu pour s’adonner à celle de charlatan, c’est parce qu’on croit plus au charlatan qu’en Dieu. Car, Dieu demande de sortir l’aumône pour se faire des bienfaits. L’aumône même, en son sens, participe à éloigner le mauvais sort. C’est une considération islamique et non du charlatanisme. Il faudrait que l’aumône soit profitable à tous. Je me posais la question de savoir pourquoi les gens ont tendance à donner aux imams des bougies, des noix de cola, des feuilles blanches alors que tout le monde sait que l’imam peut avoir des problèmes pour payer ses factures d’électricité. Au lieu de leur donner la bougie comme aumône, pourquoi ne pas payer leurs factures d’électricité. Au lieu de donner de la noix de cola, pourquoi ne pas offrir des fruits ?

Quand est-ce que le musulman doit-il faire l’aumône ? L’aumône pour le musulman n’a pas de période ni d’heures ni de destination sauf pour certaines sortes d’aumônes, en particulier la zakat appelée l’aumône légale. Pour celle-ci, Dieu a bien défini les gens qui doivent la donner et les destinataires. En dehors de la zakat, il y a les sadakhates, c’est-à-dire les dons de soi, ce qu’on fait de manière surérogatoire, qu’on peut donner à tout nécessiteux, même à ses proches parents, s’ils en ont besoin. Le destinataire le plus indiqué, c’est le proche parent. Il y a une autre différence entre le charlatanisme et ce que l’Islam recommande. Lorsqu’on sort une aumône d’après la vision de l’islam, c’est la personne la plus proche qui est plus apte à la recevoir que celle éloignée. L’Islam privilégie le proche parent dans tout acte de bienfaisance. Mais le charlatan vous demande de donner en dehors de votre maison. Certains vous disent, lorsque vous sortez l’aumône, qu’il faut la tourner sept fois au dessus de votre tête et dire : « Dieu, éloigne de moi tout mauvais sort et transmets-le à telle personne ou à celle qui va recevoir l’aumône ». Cet acte est du charlatanisme. L’aumône légale recommandée par l’Islam, c’est une aumône que la personne prélève de ses biens ; elle ne choisit pas d’heure pour la donner. Dieu le rétribue pour cet acte.

Qu’en est-il de la nature de l’aumône ? Plus cela a de l’importance, plus c’est agréé par Dieu. Le prophète Mohamed (Psl) a dit dans un hadith que la meilleure des aumônes, c’est celle qu’une personne pauvre fait avec l’effort de l’offrir au nom de Dieu. Car, la personne la prélève de ses moyens faibles. C’est même plus méritant par rapport à celui qui a beaucoup de biens et qui en prend peu pour donner, même si le peu qu’il a offert est plus important que ce qu’a sorti la personne pauvre. C’est pour dire que l’Islam donne beaucoup plus de considération à l’intention qui soutient l’acte. La nature de l’aumône dépend du ressentiment de celui qui la sort. Ce ressentiment doit être fort. Qu’il donne aux autres ce qu’il voudrait qu’on lui donne et ne donne pas aux autres ce qu’il n’aimerait pas qu’on lui donne comme Dieu le dit dans le Coran. Il dit à ce propos : « ne donnez pas en aumône ce que vous ne recevriez que lorsque vous fermez les yeux, c’est-à-dire ce que vous détestez », à la fin de la sourate la Vache. Dieu a donné une indication par rapport à la nature de l’aumône qu’on sort.

Il y a certains qui sortent l’aumône pour jeter le mauvais sort sur autrui. Qu’est-ce que l’Islam pense de ce type d’aumône ? Ce n’est pas de l’aumône en tant que telle. C’est un sacrifice que quelqu’un fait pour obtenir quelque chose de ce bas monde. L’Africain croit plus au surnaturel. On pense qu’on peut devancer quelqu’un par des raisons surnaturelles, qu’on peut jeter un mauvais sort sur quelqu’un pour l’éliminer dans la course. Tout cela, ce sont des raisons qui font que nous nous adonnons trop à la consultation des charlatans, des magiciens. Nous sortons des choses qui n’ont rien d’aumône légale, mais plutôt des sacrifices que nous faisons pour obtenir de manière surnaturelle des vœux que nous mûrissons.

S’agit-il d’une offrande ? Même dans ce lot de sacrifice, il y a des offrandes. On vous demande de tuer une chèvre noire, un bœuf rouge, etc. Ce sang versé est fait de manière illicite et illégale. La résultante pour ces offrandes, c’est qu’elles ne sont pas consommables pour le musulman. Si on tue un bœuf ou une chèvre pour ces raisons, le musulman ne doit pas consommer la viande. Dieu a dit : « il ne faut pas consommer un sacrifice qui a été fait pour un autre qu’Allah. Le faire, c’est de l’associationnisme ». Le musulman, dans sa conception de sa religion, dit fort et clair que ses prières, ses offrandes, sa vie et sa mort doivent appartenir à Dieu. Je ne dois rien dédier à quelqu’un d’autre qu’à Dieu. Tout doit revenir à Dieu, tout doit appartenir à Dieu.

Donc cette offrande est bannie par la religion musulmane ? Elle est bannie par l’Islam. Elle est interdite. Celui qui s’y adonne doit être appelé au repenti sincère. S’il ne se repent pas, il est tombé dans l’associationnisme. Et là, il va recevoir le jugement que les juges de l’Islam formuleront à son encontre.


Dossier de Souleymane THIAM et Maguette GUEYE



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